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I
8 Avril. — Notre vaisseau vogue dans la nuit éternelle ; les rayons du soleil nous frapperaient durement, à travers l’argine, si nous ne disposions pas d’appareils qui atténuent, diffusent ou suppriment la lumière, à notre gré.
Notre vie est aussi aride que la vie des captifs ; dans l’étendue morte, les astres ne sont que de monotones points de feu ; notre tâche se borne à de menus soins d’entretien et de surveillance ; tout ce que les appareils doivent faire jusqu’à l’heure de l’atterrissage est rigoureusement déterminé. Aucun obstacle ; rien qui exige un changement d’orientation ; une vie intérieure subordonnée à la machinerie. Nous avons des livres, des instruments de musique, des jeux. L’esprit d’aventure nous soutient, une espérance démesurée quoique amortie par l’attente…
La prodigieuse vitesse qui nous entraîne équivaut à une suprême immobilité. Profond silence : nos appareils — générateurs et transformateurs — ne font pas de bruit ; les vibrations sont d’ordre éthérique… Ainsi, rien ne décèle le bolide lancé dans les solitudes interstellaires…
21 Avril. — Jours indiciblement uniformes. Causeries languissantes. Peu de goût pour la lecture ou le travail.
27 Avril. — Mon chronomètre marque 7 h. 33. Nous venons de déjeuner : extrait de café, pain et sucre « reconstitués ». Un léger supplément d’oxygène nous a mis en appétit et presque en gaieté. J’observe mes deux compagnons, avec je ne sais quel sentiment de renouveau : perdu dans les déserts de l’infini, je me sens plus proche d’eux que de mes frères de sang. Antoine Lougre dut être grave dès l’enfance : sa gravité n’est pas triste : elle comporte des éclairs de gaieté, des joies de jeune cheval qui s’ébroue. Une tête à pans, la tête longue des Scandinaves, mais non leur poil : cheveux goudron, yeux couleur myrtille, teint d’une pipe d’écume, légèrement culottée. La stature est haute, l’allure molle ; la parole, précise comme un théorème, correspond à la nature mathématique de l’homme.
Jean Gavial porte une chevelure aussi rouge que le pelage du renard ; des étoiles de cuivre constellent les yeux vert-de-gris ; le teint est blanc comme le fromage à la pie, semé de roussettes pâles ; la bouche sensuelle et joyeuse fait rire le visage. C’est un animal concret, vaguement artiste, qui hait la métaphysique et les mathématiques transcendantes, mais un magicien de l’expérimentation, un voyant de l’infinitésimal. Cet ennemi du calcul différentiel et intégral exécute, en un éclair, des calculs mentaux extraordinaires : les chiffres lui apparaissent en traits phosphorescents.
Moi, Jacques Laverande, humain plutôt museur, cavalier de la Licorne, je dissimule un tempérament brumeux sous un simulacre tropical : cheveux, yeux et barbe qui semblent avoir crû, noirs comme lignite, dans quelque Mauritanie, peau cannelle pâle, nez d’écumeur targui…
Les affinités électives qui nous ont agglomérés, dès le collège, maintiennent une amitié nonchalante mais irréductible.
Pour la centième fois, Antoine marmonne :
— Qui sait si la terre seule n’a point produit la Vie… et alors…
— Alors le soleil, la lune et les étoiles furent vraiment créés pour elle, ricane Jean. C’est faux ! Il y a de la vie là-bas !
— Il y en a même ici ! dis-je en étendant la main.
Antoine lance son rire brumeux :
— Oui… je sais… l’innombrable Coexistence ! Mais est-ce encore la vie ?
— J’y crois comme à ma vie propre.
— Mais consciente ?
— Inconsciente et consciente… toutes les inconsciences et toutes les consciences… et parmi celles-ci, des consciences au prix desquelles la nôtre ne vaut peut-être pas mieux que la conscience d’un crabe.
— Merci pour le crabe ! fit Jean. Je l’admirais dans mon enfance, et je l’ai toujours estimé…
— Cinquante explorations lunaires n’ont rien donné ! reprit Antoine.
— On a mal cherché, peut-être, et peut-être aussi la vie y est-elle incomparable à la nôtre.
— Elle ne devrait pas être incomparable ! grogna Antoine, avec quelque trace d’humeur. La lune réunit les mêmes éléments primitifs que la terre… son évolution fut plus rapide, mais analogue : une souris croît, persiste et disparaît plus vite qu’un rhinocéros… Il fut un temps où la Lune avait des mers, des lacs, des rivières, où elle était emmitouflée d’azote et d’oxygène… Ne le sait-on pas avec certitude ?…
— Et cela remonte à des milliards de millénaires ! En ce temps, un monde fossile de la nature du nôtre doit avoir été complètement anéanti.
— Des squelettes, oui… mais non des traces.
— Vaine dispute ! Au reste, l’évolution de Mars doit mieux ressembler à la nôtre.
— Qui le conteste ? dit Antoine. C’est bien pourquoi j’y vais.
— Vous vous calomniez ! rétorqua Jean. Vous y allez parce que votre abstraction est sportive… Il vous plaît d’être, avec nous, le premier homme qui y ait « atterri ». Et c’est très bien… nous nous félicitons d’être menés par l’esprit d’aventure… comme jadis ces pauvres gens sur leurs caravelles !…
Encore des jours, plus lents, plus monotones, dans les abîmes noirs, dans le mystère éternel. L’Espace ! Nous ne savons pas plus quelle réalité il dissimule que ne le savaient ceux qui crurent au vide ni ceux qui inventèrent des mondes à quatre, à cinq, à six, à n… dimensions, pas plus que l’Éléate, que Descartes, que Leibnitz ou notre Arénaut, conquérant de l’Interstellaire.
Un matin, Antoine, qui est un peu hypermétrope, murmure :
— Mars cesse d’être une étoile !…
Dans la monotonie plénière de notre vie, c’est l’esquisse d’un Événement… Désormais, chaque matin, nous cherchons avidement à nous rendre compte de la grandeur de Mars. Bientôt la figure de la planète se précise. C’est, à l’œil nu, une lune minuscule, une lunule qui serait encore presque un point à côté de notre satellite, et tout de même nettement circulaire. Tous les trois ou quatre jours, nous avons l’impression d’un acroissement, et voici que le diamètre de Mars atteint le cinquième du diamètre de Séléné.
C’est maintenant une jolie petite lune rougeâtre.
— Je songe, fait Jean, à une petite montre de dame comparée à un gros chronomètre.
La petite montre de dame devient une sœur jumelle de la lune, teintée d’écarlate pâle. Sans cesse croissante, elle ne tarde pas à paraître beaucoup plus grosse que le soleil ou la lune ; au télescope, nous distinguons des linéaments précis de la superficie : chaînes de montagnes, vastes plaines, surfaces polies qui pourraient être de l’eau ou de la glace, régions blanches, vraisemblablement couvertes de neige…
À la vue simple, c’est un orbe colossal, une lune vingt fois, puis cinquante fois, puis cent fois plus étendue que l’astre sélénétique. À mesure, cet astre semble moins lumineux. D’abord pareil à un disque de cuivre poli, il pâlit, il prend un aspect presque mat ; bientôt, sa substance figure un mélange de métal et de terre cuite où le rouge domine mais où apparaissent des taches multicolores… Les deux lunes de Mars galopent indéfiniment.
1er Juin. — Il n’y a plus d’astre. Mars est devenu un monde, lointain encore, où l’œil distingue la figure confuse des monts, des plaines, des grandes vallées, que la rapidité vertigineuse de notre course transforme, agrandit sans cesse. L’heure formidable est proche. Nous sommes prêts : depuis longtemps nous avons opéré le retournement du Stellarium. Jean surveille la puissance décroissante du moteur, nous dosons notre chute, à l’aide d’un champ gravitique antagoniste, et nos horloges temps-espace nous renseignent avec une exactitude minutieuse sur les durées comme sur les distances. Il s’agit d’atteindre Mars avec une vitesse nulle. À moins d’une panne, ce n’est qu’un jeu, tout au plus pourrait-on craindre un léger à coup lorsque nous serons à courte distance du sol, mais bientôt il est clair qu’il n’en sera rien ; le réglage est parfait, la vitesse est insignifiante, et lorsque nous sommes tout près du sol, elle devient insensible : nous abordons mollement, notre appareil cesse d’opposer aucune résistance à la pesanteur martienne.
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